Petits vols entre ami/e/s
13 février 2023 par Anne Rambach - Divers
C’est l’histoire de traductrices et traducteurs de pièces de théâtre qui régulièrement découvrent que tel ou telle metteur/metteuse en scène a « adapté » une pièce russe, allemande ou en vieil anglais, à partir de leur traduction. Sans les nommer, et sans les rémunérer. Comme si la pièce avait été travaillée directement à partir du texte original. Alors que non. Double négation : du travail d’une part, des droits de l’autre.
C’est l’histoire d’un film qui se développe à partir d’un roman. Le réalisateur et sa scénariste découvrent avec sidération qu’un film identique est sur le point d’être tourné par une autre équipe. Qui développe son film depuis longtemps sans jamais avoir contacté la romancière.
C’est l’histoire d’un producteur de série qui dit texto à une scénariste de récupérer les intrigues d’une autre série à succès pour bâtir ses épisodes. Pourquoi se compliquer la vie ?
C’est l’histoire d’un artiste puissant qui s’inspire tellement du travail d’artistes moins connus que l’on peine à discerner certains numéros de son spectacle de celui des autres. Sans avouer l’emprunt, sans citer, sans saluer, sans remercier, sans payer.
C’est l’histoire d’un fameux directeur de théâtre qui propose à une jeune de monter sa pièce à condition de la signer. Parce qu’il est aussi auteur, mais visiblement pas très inspiré en ce moment. Malgré les conseils de son agent, le jeune dramaturge refuse. La pièce ne sera jamais montée.
C’est l’histoire de jeunes scénaristes qui ont écrit un scénario (très) original, repris par une célèbre réalisatrice. Qui à l’instant où elle reprend le texte, oublie que le scénario et les dialogues ne sont pas d’elle, qu’elle bénéficie de leur talent et de leur labeur. Désormais elle fera tout pour les invisibiliser, ne les créditant que sous la pression et racontant la genèse du projet de manière inexacte.
Aucune de ces histoires n’a donné lieu à un procès alors qu’à chaque fois le vol ou l’abus était sans ambiguïté. Parfois une protestation discrète, une médiation, un courrier d’avocat ont évité le scandale, au prix d’un chèque ou d’une mention de rattrapage. Pourquoi cette discrétion ?
Parce que, dans nos petits milieux, le vol se fait entre amis.
Le voleur et le volé se connaissent, sont parfois intimes, à défaut appelés à se croiser de nouveau. Ils ont parfois une vie commune, une formation, une carrière partagées. Ils ont les mêmes réseaux, les mêmes soutiens. Ils se retrouvent dans les mêmes cercles, les mêmes événements, les mêmes soirées. Le plagiat a souvent le goût de la trahison.
Mais la trahison ultime, c’est de dénoncer, c’est de se plaindre. Le voleur est grandiose, le volé est coupable. Coupable d’être supposé faible, ou moins talentueux. Mesquin, envieux, jaloux.
Évidemment on ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec les abus sexuels. On y retrouve en tout cas la même impunité séculaire, la même loi du plus fort. On y retrouve le tissu social fait de rumeurs, de mises en garde, de conseils avisés de ceux, très nombreux, qui savent ou qui soupçonnent mais qui ne veulent ou ne peuvent intervenir. On y retrouve la même culpabilisation des victimes : « Tu ne savais pas ? Mais ça a toujours été comme ça. Et d’ailleurs tu as joué le jeu. »
Bientôt nous sommes complices, englués dans ce que nous savons et n’avons pas arrêté. Et les abus de quelques-uns deviennent les nôtres.
Et si on arrêtait ?
Je ne saurais trop conseiller aux autrices et aux auteurs de se rapprocher de leur syndicat ou de leurs organisations professionnelles pour obtenir du soutien et en apporter aux autres.
J’appelle de mes vœux la création dans le spectacle vivant d’un équivalent de l’AMAPA. L’AMAPA est un organisme de médiations qui opère dans le domaine audiovisuel et permet de dénouer des conflits entre les membres d’une même équipe de création, entre auteurs et producteurs, réalisateurs et producteurs, etc. C’est un système qui fonctionne bien. Il serait précieux qu’un organisme se crée côté spectacle vivant. Sa simple existence aurait des effets préventifs.
Il n’est pas dans la vocation de la SACD de faire le gendarme entre auteurs. Nous n’en avons pas le pouvoir. Mais cela ne nous empêche pas d’agir.
Il y a à la SACD des conciliations entre auteurs quand les conflits portent sur la répartition des droits de diffusion d’une œuvre. Elles ont un effet régulateur et préventif.
Et je souhaite que, dans les mois qui viennent, nous puissions développer la pédagogie et les rencontres autour des bonnes pratiques entre auteurs/autrices, expliquer les différences entre emprunt, plagiat, idée, etc. Parce qu’il arrive aussi qu’on abuse sans en avoir totalement conscience.
En tout cas, je suis absolument persuadée qu’en parler, en faire parler, faire circuler l’info sur le droit et la parole sur les situations d’abus a un effet sur les pratiques quotidiennes.
Ce qui se joue aussi en filigrane, c’est notre solidarité, la possibilité d’un sentiment d’appartenance, et même, employons les grands mots, notre fraternité.
Anne Rambach, présidente de la SACD
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Commentaires (6)
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Merci Anne d’avoir cité l’Amapa oui ce sont des pratiques courantes, dans tous les secteurs de notre activité, que ce soit en fiction TV, cinéma, en court comme en long métrage, dans le documentaire, beaucoup de souffrance, et d’invisibilité, de jeux de pouvoirs.
Oui si on arrêtait !
Merci pour cet article. J’ai connu ça. Un spectacle musical s’est monté à Paris à partir d’un film australien dont nous avions écrit, une amie et moi, la version française. Avec nos dialogues joués sur scène. Nous sommes allés jusqu’au procès, mais les dommages et intérêts que nous avons touchés (les producteurs du spectacle ayant été condamnés pour contrefaçon) ont à peine couvert nos frais d’avocat.
Merci Anne pour ce texte. Je crois même qu’il faudrait renforcer les pouvoirs de l’AMAPA notamment dans le cas où la clause AMAPA est contractuellement prévue et où l’une des parties refuse de s’y soumettre. L’AMAPA ne peut remplir efficacement son rôle que pour des personnes qui ont la volonté de trouver des solutions. Malheureusement, ce n’est pas toujours le cas. Merci en tous cas à l’AMAPA pour son travail remarquable et tous ses médiateurs investis dans une recherche de juste équilibre.
Merci pour le partage de toutes ces histoires que les auteurs confirmés connaissent bien pour en avoir vécu au moins l’une d’entre elles.
Pour ce rappel à l’intégrité et à la solidarité.
Et cette pédagogie sur les bonnes pratiques que tu vas mettre en place.
Et J’ai une mauvaise nouvelle ! Nous sommes entrés de plein pied dans le monde de chatgpt3 et ces multiples itérations. Personne n’y aura échappé. Le droit est bien mal équipé pour statuer sur la réécriture automatique d’un obscur texte sorti de l’esprit d’un obscur auteur peu connu. Et si vous n’y croyez pas essayez vous même ! Vous verrez ce qui nous attend si l’on continue à penser que seul un humain peut plagier d’autres humains. Le timelock est lancé. D’autres pratiques et de nouveaux enjeux pour La défense des auteurs sont à venir.
Vous avez bien sûr mille fois raison mais je crains que celle du plus fort ne soit toujours la meilleure et la plus entendue…à part quelques exemples de pots de terre chanceux et pugnaces…Et 2 J. a hélas encore plus raison avec son alerte quant à la révolution à venir via ChatGPT, qui remâchera tout corpus, tout « textus » à sa disposition..et le recrachera sans plus aucune signature visible…c’est son rôle. Peut-être arrivera-t-on à une ère dans auteur défini? la mort des droits? il va falloir être inventif pour éviter ça.Qu’en dit Beaumarchais dans sa tombe?
PS: ça vous ennuierait de ne pas dire invisibiliser, cet anglicisme invasif? après tout même si nous avons besoin de 2 mots pour dire « rendre invisible », nous ne sommes pas si pressés que ça…merci pour ce que vous faites.