Levine et les parasites

18 avril 2012 par - Divers

Photo de Yves NillyPar Yves Nilly, administrateur radio

Un libre (et subjectif) parcours commenté à travers les écrits de Robert Levine (son livre «Free Ride: How Digital Parasites are Destroying the Culture Business, and How the Culture Business Can Fight Back », édité par Bodley Head, août 2011), et ses interviews et interventions à Bruxelles, ou sur son propre site. 

J’ai écouté Robert Levine pour la première fois lors du sommet mondial du droit d’auteur à Bruxelles, en juin 2011. Son livre n’était pas encore paru. Journaliste, ancien rédacteur en chef de la revue Billboard, éditeur à Wired et au New Yorker, Levine écrit sur les technologies, l’économie du numérique et des médias. Ses articles sont parus dans le New York Times, Fortune, Rolling Stone et Vanity Fair. Son livre, décrit comme une enquête sur la face cachée d’Internet est avant tout un travail de fond et d’analyse sur la façon dont ceux qui créent les contenus sur Internet peuvent et surtout pourront en vivre.

Levine prend un peu tout le monde à rebrousse-poil : les gourous de l’Internet et auteurs de manifestes fumeux, les géants de l’industrie technologique, les majors et les studios, le public et les créateurs, les activistes et les législateurs. Levine a ses défauts (le titre pompeux de son  livre et l’opposition systématique entre commerce et chaos), ses excès (on lui reproche de trop s’en prendre à Google), mais son travail de journaliste indépendant est un bol d’air. Il a enquêté pendant plus de deux ans, dans le monde entier et parle d’un sujet qu’il maîtrise, cite scrupuleusement ses sources  (plus de 500 références d’ouvrages et de rapports), vérifie et recoupe les informations.

Libre ou gratuit ?

Le livre de Levine est intéressant parce qu’il enquête sur un terrain où le débat entre les créateurs et le public est largement confisqué. Beaucoup décident à leur place, font semblant d’écouter le public – ou plutôt les bulletins de vote – en prononçant le mot « libre », et remercient les créateurs (et la presse, la production littéraire, audiovisuelle et musicale) pour leur contribution au monde « libre », tandis que pendant ce temps d’autres se réjouissent en se disant qu’en plus de libre tout cela est « gratuit » et que c’est une très bonne affaire.

Levine rappelle que ce ne sont pas seulement les majors du disque qui ont connu des temps difficiles, mais aussi la presse, qui a supprimé des milliers d’emplois (le Washington Post, par exemple, modèle indépendant de presse d’investigation) pour tenter de résoudre une équation simple : comment faire face à la demande d’un public pourtant toujours plus gourmand en images, articles et spectacles quand les revenus générés ne couvrent plus les coûts ?
Car la véritable investigation a un coût, celui de l’emploi, de la fabrication, du développement numérique également. L’information a un coût élevé, qui est aussi et surtout le prix de son indépendance. « Internet a élargi l’audience des médias mais a détruit dans le même temps leur marché ». « La majeure partie de la valeur créée par la presse, par la musique, le cinéma ou l’édition dans la dernière décennie, profite à d’autres. »

Certes, mais à qui ?

Profits

A part quelques sites commerciaux pirates et lucratifs, les grands vainqueurs sont des valeurs sûres, respectées, enviées et adulées : des entreprises technologiques à forte plus-value boursière. Ou comment créer de la valeur à partir de la gratuité, et voir cette valeur augmenter en proposant au monde entier des produits qui reposent sur la diffusion de contenus que l’on n’a ni inventés, ni fabriqués, ni achetés. Levine : « alors que YouTube diffusait des œuvres qui ne lui appartenaient pas, Google déboursa près de 2 milliards de dollars pour son acquisition ».

Distribution

Le principe est simple. « Généralement, ceux qui investissaient dans la musique et le cinéma contrôlaient aussi leur distribution. D’un côté on propose des films et des albums, des livres, et de l’autre le public les achète ou non, fait leur succès ou leur échec ».

« Internet m’a tuer », le refrain est connu. Mais le résultat est là : Internet, célébré à juste titre comme une formidable avancée technologique est aussi devenu un gigantesque marché où la distribution a changé de main. Ce que l’on appelle le retour sur investissement ne va pas forcément à ceux qui investissent dans les contenus et ne profite pas plus aux créateurs (dont les œuvres ont nécessité des investissements le plus souvent conséquents et de nombreux salariés). En rappelant cette logique, Levine n’oublie cependant pas d’épingler les stratégies pour le moins suicidaires des entreprises de médias qui ont accepté des contrats de distribution qui ne couvraient pas leurs coûts et ont permis de déstabiliser un peu plus ce nouveau mode de distribution (on notera que Levine est malgré tout assez bienveillant quant à la gestion calamiteuse de cette crise par l’industrie musicale).

Publicité, gadgets et matériels

« Désormais, les intérêts des créateurs et ceux qui se sont emparés de la distribution de leurs œuvres s’opposent. Les entreprises telles que Google ou Apple ne se soucient pas beaucoup de la vente de contenus, leurs revenus proviennent essentiellement de la publicité pour l’un et de la vente de ses matériels pour l’autre ».

L’intérêt de cette nouvelle distribution repose sur un coût proche de zéro, ceci afin de ne pas avoir à reverser de dividendes ou de droits à qui que ce soit. L’argent rentre par la porte publicité, ou par la porte « gadgets et matériels », des portes soigneusement verrouillées et protégées. Les matériels se vendent de mieux en mieux si l’accès aux œuvres qu’ils proposent est à un prix proche de zéro. Et la manne publicitaire augmente avec le nombre d’œuvres proposées. La logique est imparable, le « marché » est vainqueur par K.O.

Distribuer versus produire

Distribuer ne coûte presque plus rien. Mais produire coûte toujours autant. Alors quand la distribution ne rétribue plus la production, que se passe-t-il ? A ceux qui se réjouissent de la mort des majors ou des grands studios, Levine rappelle que la production indépendante est tout autant touchée. Les petits labels, les petits producteurs, les artistes indépendants et les sites de presse en ligne ne s’en sortent pas mieux et ce n’est pas vers eux que se précipitent les investisseurs ou la publicité. Quant aux sites de production participatifs, ou d’autoproduction, ils servent pour l’instant essentiellement  à des opérations de promotion ou de marketing, mais ne permettent pas par exemple de produire des films (garantissant les salaires minimums). Sans compter que même les  investisseurs des sites participatifs réclament un retour sur investissement garanti.

Le message des entreprises technologiques a porté : elles ont offert au public de l’information libre et des contenus libres, et gratuits ou presque, sans rien produire, et elles se sont enrichies en serinant que le monde (entendez « les autres ») devait simplement s’adapter aux mutations du numérique.

L’apologie du marché

Eblouis par des promesses de croissance exponentielle, de création d’emplois et de richesses, et de plus-values boursières, la plupart des législateurs ont fermé les yeux sur le respect  des droits (pour ne citer que le droit moral et le droit à rémunération) et prétexté (comme lors de toutes les crises  bancaires récentes), qu’il fallait faire confiance au marché et ne pas froisser l’électeur qui apprécie la gratuité.

Le fossé s’est creusé entre les créateurs et le public en l’absence de contre-pouvoirs indépendants. Mais, en pensant à demain, les intérêts du public sont-ils si éloignés de ceux des créateurs ?

Ce ne sont pas les nouveaux distributeurs ni les fabricants de matériels qui produisent artistes et œuvres. Ce ne sont pas les agrégateurs de contenus qui créent les contenus. Et qui pour investir demain dans les œuvres nouvelles que souhaite le public s’il n’y a pas la perspective d’obtenir les financements et rémunérations nécessaires ? On parle bien ici de production, pas de simple rémunération pour l’utilisation d’œuvres existantes. L’argent nécessaire à la production ne sera pas celui de la publicité. Il ne suffit pas. Et la publicité n’est pas non plus garante d’indépendance ni de liberté d’expression, et encore moins d’audace et de nouveauté ou d’originalité.

Liens utiles
Consultez ici le site de Robert Levine http://freeridethebook.wordpress.com/

Crédit photo : E.R. Espalieu

Continuez votre lecture avec



Laisser un commentaire