Culture d’état et démocratie

5 février 2007 par - Spectacle vivant

J’ai reçu ce courrier de Gildas Bourdet, metteur en scène de théâtre renommé et à succès (hélas pour lui semble-t-il) qui fût en charge notamment de la direction du Théâtre national de Marseille-la Criée.
Ce que raconte cette lettre est grave, grave pour celui qui a subi ce dont il est question, grave aussi pour la collectivité des auteurs, et grave peut-être plus encore pour notre pays.
Outre qu’elle traduit un sérieux malaise dans le spectacle vivant et particulièrement le théâtre public, elle pose un problème politique majeur auquel il serait urgent que les politiques s’intéressent :
Existe-t-il en France une culture d »Etat? Ou plutôt une culture étatiquement correcte? Et si oui est-elle compatible avec la démocratie?
Luc Béraud, scénariste et réalisateur, qui co-préside avec moi la commission télévision de la SACD, s’associe à ce message.

 

 

Monsieur le Ministre de la Culture
et de la Communication
3 rue de Valois
75033 Paris cedex 01

Paris, le 22 janvier 2007

Monsieur le Ministre,

Au cours d’une réunion qui s’est tenue le 12 octobre dernier à la Direction Régionale des Affaires Culturelles de l’Ile de France, j’ai été informé par Madame Revoy, chef du service du théâtre, et son conseiller en la matière, M. Le Houédec, que la convention qui liait ma compagnie avec votre Ministère depuis mon départ du Théâtre National de Marseille-La Criée en 2001, et qui arrivait à échéance le 31 décembre dernier, ne serait pas renouvelée au-delà de cette date.Il me fut indiqué que je ferai l’objet d’une mesure dite « d’accompagnement » de trois ans au cours desquels la subvention de ma compagnie diminuerait de vingt-cinq pour cent par exercice avant d’atteindre une valeur nulle.La philosophie de cette mesure « d’accompagnement » ne m’ayant pas été autrement précisée, je puis supposer, par analogie avec les plans sociaux des entreprises, qu’elle est destinée à faciliter ma reconversion dans un tout autre domaine d’activité, dont j’avoue n’avoir encore aucune idée particulière.Différentes raisons furent invoquées par les deux fonctionnaires, légitimant selon eux leur décision et celle de leur hiérarchie à mon endroit. Le « non renouvellement de mes partenariats en coproduction » et la « baisse de mon activité » étant des contrevérités trop aisément démontrables, ils ne s’appesantirent pas outre mesure sur le sujet.Il en alla tout autrement de l’appréciation de mon travail artistique. A les en croire, le comité d’experts consultatif, chargé de rendre un avis sur la question avait estimé que je montais des auteurs « indigents » dont deux furent expressément cités : Gérald Aubert et Alan Ayckbourn. Il est intéressant de noter qu’une Å“uvre de Gérald Aubert que j’avais précédemment mise en scène au Théâtre de la Criée et au Théâtre Hébertot, avec Jacques Gamblin en tête de distribution, a reçu sept nominations aux Molières 2000 dont celle du « Meilleur Auteur » et celle de la « Meilleure pièce de création française » et qu’il est de notoriété publique qu’Alan Ackbourn, dont Alain Resnais a adapté deux Å“uvres au cinéma, est l’auteur de langue anglaise le plus joué au monde après son compatriote William Shakespeare.L’appréciation de l’indigence peut donc être, vous me le concéderez sans doute, sujette à caution…Pour être tout à fait précis, je dois reconnaître que rien ne me fut dit de l’éventuelle   « indigence » d’Eric-Emmanuel Schmitt, de Louis Calaferte ni de celle de Marivaux et de Molière que j’ai également mis en scène dans le cadre de ma défunte convention.La seconde raison énoncée était que j’engageais des acteurs qui, pour acteurs qu’ils fussent, n’avaient rien à faire sur des scènes subventionnées par la puissance publique, notamment et pour ne citer qu’elle, Mademoiselle Valérie Mairesse, dont le tort semblait être d’apparaître dans des émissions de télévision destinées au grand public.La troisième de ces raisons était que le scénographe que je suis dessinait pour les spectacles que je mets en scène des décors jugés « trop lourds », en dépit de la modestie des sommes que je peux leur consacrer.

Je n’ai pu obtenir de mes interlocuteurs aucune définition un tant soit peu précise de cette notion. A défaut, il ne me reste qu’à verser ce jugement au titre des effets pervers d’un soin du détail qui a toujours été le mien, et que j’assume artistiquement sans états d’âme.

La dernière des raisons invoquées fut que votre Ministère était fort désargenté, ce qui est navrant, que beaucoup de jeunes metteurs en scène frappaient à votre porte, ce qui est réjouissant, et que bien qu’âgé de seulement cinquante-neuf ans, je devais songer à me retirer pour faire de la place ; ce qui, pour ne rien vous cacher, me paraît, pour le coup tout à fait navrant. Je ne pus alors m’empêcher de songer que le chef de l’Etat lui-même donne, en l’occurrence, un très mauvais exemple lorsqu’il évoque publiquement sa possible candidature alors qu’il est plus que septuagénaire.

Mais je n’en ai dit mot et je me suis contenté de faire observer à mes interlocuteurs que les trois premières raisons qu’ils avaient invoquées étaient pour le moins problématiques et qu’elles méritaient de faire débat dès lors que le Ministère de la Culture et de la Communication les faisaient siennes.

Elles ne peuvent en effet qu’amener à s’interroger sur l’existence effective d’une culture officielle, supposée éthiquement et esthétiquement correcte, dont les fonctionnaires de votre Ministère seraient, entre autres, consciemment ou non, les agents.

Subodorant qu’ils venaient de m’en infliger douloureusement la preuve, j’ai interrogé mes interlocuteurs sur l’existence d’un codex des auteurs qu’il convenait de mettre en scène et des acteurs qu’il était séant d’engager dans les théâtres subventionnés par l’Etat, ainsi que sur celle d’un règlement définissant les critères esthétiques des décors destinés à ces mêmes théâtres ; ce qui permettrait d’éviter le genre de désagréments que je connais aujourd’hui. Ils ne m’opposèrent pour toute réponse que des mines offusquées qui ne m’éclairèrent guère.

Pourtant, officialiser la réalité d’une culture officielle, aujourd’hui prégnante et inavouée, ne serait pas nécessairement nuisible à un indispensable débat sur la démocratisation culturelle, à un moment historique où la presse relève une baisse drastique de la fréquentation des théâtres publics.

Pour ma part, j’en avais déjà fortement soupçonné l’existence lorsque je me suis retrouvé écarté de la direction du Théâtre National de Marseille en 2001 après quatre ans d’un conflit qui m’avait durement opposé à votre prédécesseur Mme Catherine Trautman et à la Direction de la Musique, du Théâtre de la Danse  et des Spectacles.  En effet, ces derniers me reprochaient conjointement, outre les liens que j’avais réussi à tisser avec certains théâtres privés parisiens, les succès publics que connaissaient mes spectacles et ma programmation : une moyenne de 100 000 spectateurs annuels, et une fréquentation dépassant les 90% qu’ils jugeaient singulièrement exagérée, voire indécente. Si j’en crois le journal Le Monde, après mon départ les chiffres de fréquentation de la Criée sont très vite rentrés dans des proportions apparemment beaucoup plus acceptables par votre administration.

Au cours de la seconde des deux réunions destinées à me mieux expliquer ce qui m’avait été annoncé au cours de la première, et qui a réuni autour de mon humble personne M. Henri Paul, votre chef de cabinet, M. Thierry Pariente, votre conseiller pour le théâtre, M. De Canchy, directeur régional des affaires culturelles, et Mme Genthon son adjointe, l’un de ces hauts fonctionnaires m’a affirmé que le Ministère de la Culture et de la Communication n’avait absolument pas vocation à aider les artistes qui rencontraient du succès auprès du public.

Une telle doxa pourrait expliquer pourquoi et comment le théâtre subventionné est en quelque sorte astreint à une obligation implicite de non-résultat, à laquelle il se soumet très efficacement, si l’on en croit Le Monde du 19 janvier qui annonce une perte d’un quart du public des théâtres nationaux en moins de dix ans.

S’il s’agit encore aujourd’hui de faire pour le théâtre « ce que la IIIème République a fait pour l’école », comme le préconisait André Malraux, la profession de foi du haut fonctionnaire de votre Ministère justifierait une réflexion un tant soit peu approfondie.

Quoi qu’il en soit, en dépit que vous vous soyez déclaré « très attentif »  à mes projets  et que vous ayez dit y attacher « une importance toute particulière » dans une lettre que vous avez adressée en 2005 à M. Jean-Pierre Fourcade, votre administration a découvert, après que j’ai consacré trente ans de ma vie au théâtre public, que je n’étais même pas digne d’une convention de compagnie au motif que je monte des auteurs  « indigents », avec des acteurs qui ne le sont pas moins, dans des décors « trop lourds ».

Elle a, bien évidemment, le droit de revenir, même tardivement, sur l’égarement qui a pu la conduire à me confier la direction d’un premier Centre Dramatique National dont j’ai fait le Théâtre National du Nord Pas-de-Calais, aujourd’hui « Théâtre du Nord » puis d’un second, le Théâtre National de Marseille-La Criée dont j’ai fait le théâtre de la décentralisation le plus fréquenté par le public.

Elle aurait dû également revenir sur celui qui a pu la conduire à me décerner le titre de Chevalier  puis celui d’Officier dans l’ordre des Arts et Lettres.

Aussi, afin de ne pas mettre votre administration plus avant dans l’embarras, j’ai résolu de vous restituer cette décoration, qui n’a pu m’être remise qu’au terme d’une consternante méprise, dont j’avoue ne pas avoir pris moi-même conscience avant la très douloureuse et très humiliante réunion du 13 octobre dernier, que j’évoquais au début de cette lettre.

J’ignore tout des modalités pratiques d’une telle restitution dont vos services ne manqueront pas de me tenir informé.

En espérant que vous me pardonnerez la longueur de ce courrier dont l’excuse est qu’il clôt trois décennies  de travail au service du théâtre public et de la conception, sans doute obsolète, que j’en ai, je vous prie d’agréer, Monsieur le Ministre, l’expression de mes sentiments les plus respectueux et les plus dévoués.

Gildas Bourdet    

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Commentaires (1)

 

  1. Bertoli dit :

    absolument consternant, révoltant, écoeurant, Je suis totalement découragé par tant de médiocrité de la part des instances censées représenter la culture en France.
    Bruno Bertoli

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