Titres Anglais
3 octobre 2006 par Luc Béraud - Audiovisuel
Chaque mercredi apporte son lot de sorties de films, et chaque fois la même consternation de les voir, en nombre grandissant, diffusés sous des titres anglais. Non seulement les productions anglo-saxonnes, mais, plus surprenant, celles qui nous arrivent d’autres aires géographiques. Devant l’invasion de l’anglais sur nos murs et les frontons de nos cinémas, faudra-t-il dorénavant se munir d’un dictionnaire avant d’aller « se faire une toile » ? Cette dérive récente, peu justifiée au plan commercial, a des conséquences pernicieuses : car elle déboussole les éventuels spectateurs, entame notre langue et porte un coup supplémentaire à la diversité culturelle.
Quel intérêt mercantile préside à la décision de ne pas traduire les titres de films, et donc de les rendre incompréhensibles à une grande partie de leur public potentiel ? S’agit-il de flatter un snobisme ? Mais un film ne peut pas faire carrière à partir d’une motivation aussi superficielle. Mais n’est-ce pas tout simplement pour avertir les spectateurs que ce n’est pas un film français ? Et dans ce cas, est-on sûr que cette « dénonciation » rapporte ? On peut en douter, surtout lorsque, sous un titre en anglais, se dissimule un film venu d’Asie ou d’Europe centrale : égarer le public n’est jamais une stratégie très rentable.
Pour lutter contre l’invasion du franglais, il y a quelques années, la « loi Toubon » avait imposé aux marques commerciales de s’afficher avec des termes français. Bien entendu, une œuvre de création n’est pas un produit comme un autre, et son titre, quelle qu’en soit la langue, relève du libre choix de l’auteur. Mais le titre a aussi une fonction d’information et d’accroche : il marque la singularité de l’œuvre, en définit le ton ou l’esprit, le sujet ou le contexte, provoque le désir d’y aller voir. Or quel appétit peut susciter The Secret Life of Words chez celui qui ne comprend pas l’anglais ? Le dessin animé The Wild ne s’adresse-t-il qu’à des enfants bilingues ? Et pourquoi transposer le titre d’un film tchèque en Something like Happiness pour sa sortie française ?
Il ne s’agit évidemment pas de retomber dans les égarements du passé, lorsqu’on traduisait étrangement My Darling Clementine par La Poursuite infernale… poursuite qui n’avait jamais lieu puisqu’il s’agissait d’un règlement de comptes. Ou, plus bizarrement, Stagecoach to Kansas par Tonnerre sur le Texas, et même No Way out par La porte s’ouvre. Sans parler de Wish you were there devenu en France, sinon en français, Too much ! La langue du film, c’est son essence, c’est pourquoi les versions originales sous-titrées seront toujours au plus près de l’œuvre initiale – et nous nous indignons de voir Arte, la chaîne culturelle, sacrifier à la course à l’audience et dévoyer sa mission lorsqu’elle projette des films en VF pour courir derrière quelques spectateurs peu exigeants en sacrifiant sa clientèle naturelle. Mais le titre, c’est son passeport, une façon de l’identifier et de le distinguer des autres. Comment peut-on le faire quand il est proposé dans une langue qu’on ignore – et sans sous-titre la plupart du temps ?
Hollywood, dans sa volonté d’hégémonie, cherche à donner à ses productions des intitulés transparents qui puissent être les mêmes dans toutes les langues : Matrix, Fourmiz… Et quand cela n’est pas possible, impose du bref et facilement mémorisable : Big Mama, Sex Movie, Fog… Quant à des titres comme Basic Instinct ou History of Violence, on les suppose assez transparents pour qu’ils soient accessibles tels quels. Le cas le plus curieux est celui de The Constant Gardener, distribué en France sous ce titre, alors qu’il est adapté d’un roman publié chez nous sous celui de La Constance du jardinier! L’objectif visé n’est pas seulement d’économiser des cartons de génériques ou les typons des pavés de presse. Car il y a derrière tout cela une volonté bien précise : celle de persuader le public que « un vrai film, c’est un film américain ». La langue du Septième Art, c’est l’anglais, et donc son pays, c’est Hollywood. Faute de cet estampillage, le spectateur saura qu’il prend le risque de voir un film ennuyeux, fauché, difficile, insensible à ses attentes et à ses habitudes.
Les USA sont l’un des deux pays à avoir refusé de signer la convention de l’UNESCO sur la protection de la diversité culturelle : c’est dire l’intérêt qu’ils portent aux autres cultures. Et chez eux on ne se soucie guère de traduire ou non les titres, puisque leurs frontières sont quasiment fermées à l’importation des films étrangers. Quand néanmoins ce sont des succès incontournables, et donc une source de profits potentiels, les studios hollywoodiens préfèrent tourner des remakes (des refilms) plutôt que de laisser pénétrer de manière significative les versions originales sous-titrées ou doublées, avec leur lot de voitures étrangères, de boissons non-gazeuses, de fromages qui puent, bref de modes de vie par trop différents de l’American way of life…
Des accords commerciaux (et unilatéraux) lient les grands distributeurs français aux majors américaines. Il est donc logique que ces circuits obéissent à leurs maîtres et respectent le principe de la préférence américaine. Mais quand il s’agit de cinéma indépendant, et surtout de films issus de cinématographies rares ou lointaines, par quelle aberration intellectuelle, mais sans doute aussi commerciale, leurs distributeurs font-ils traduire en anglais le coréen ou le tchèque ? Pensent-ils vraiment qu’on ne s’apercevra pas que le couple de April Snow a le type asiatique, ou que les personnages principaux de Something like Happiness vivent dans une économie post-communiste ? « Quelque chose comme le bonheur », pour traduire le tchèque Stasti, qui signifie « bonheur » ou « chance », ne serait-il pas tout aussi alléchant qu’un titre qui, en anglais, ressemble à beaucoup d’autres, et risque donc d’être confondu avec, par exemple, The Secret Life of Words sorti la même semaine ? Comment peut s’orienter le spectateur qui justement, cherche à voir autre chose que du cinéma américain ? Celui qui veut de l’Hollywood est abusé, et celui qui est intéressé par du tchèque passe à côté. Dans les deux cas, le spectateur est perdant.
A la différence des Américains, le cinéma français a compris que c’est en aidant les films de tous les pays à exister qu’il a une chance de préserver sa propre production. Certains de ces films sont soutenus par des aides du CNC. Mais alors pourquoi, dès lors que de tels films existent, les range-t-on aussitôt du côté de la langue qui les opprime et qui les rejette ?
La liberté du créateur est certes intangible, et le titre fait partie intégrante de l’œuvre. On n’aura pas la sottise de reprocher à Baudelaire son « Anywhere out of the World » ni à Resnais ses Smoking et No smoking. On n’empêchera pas non plus, si telle est sa volonté, un réalisateur anglo-saxon ou de toute autre origine d’exiger que son film soit exploité chez nous sous un titre anglais. Mais il convient de tracer une frontière nette entre ce qui relève de la création et des calculs du marketing, d’un choix artistique hautement respectable et d’un conformisme commercial à courte vue, et qui conduit à affubler les films de titres incompréhensibles, arbitraires ou trompeurs. Au risque de transformer, sur nos écrans, des sorties courageuses en « trois petits tours » expéditifs, et de favoriser par contrecoup la cinématographie majoritaire, peu partageuse et fière de l’être.
Luc Béraud
Administrateur
Co-président de la commission télévision