La danse de Saint Guy
7 avril 2009 par Bertrand van Effenterre - Audiovisuel
Vous vous souvenez du film de Hall Ashby, « Bound for Glory », (En route pour la gloire) présenté au festival de Cannes en 1977, inspiré de l’histoire de Woody Guthrie, le magnifique chanteur américain ? Woody, on l’a vu en vrai également dans une des dernières scènes du film de Arthur Penn, « Alice’s restaurant » . Son fils, Arlo ou Arno, je ne sais plus, venait le voir à l’hôpital où la maladie allait l’emporter quelques temps plus tard.
Woody Guthrie était atteint de la danse de Saint Guy. Une maladie extrêmement grave, qui engendre céphalée, agitation, démarche difficile voire impossible etc… Qu’elle frappe un enfant ou un adulte, la chorée de Huntington, son nom scientifique, n’est pas du tout à prendre à la légère.
Aujourd’hui une forme de danse de Saint Guy, heureusement plus bénigne, mais cependant douloureuse, atteint le cinéma français. Elle a pour origine le port de la jupe dans les écoles et frappe avant tous les exploitants de salles.
Leur remède préféré, le recours à la sacro-sainte chronologie des médias, est malheureusement un remède de bonne femme. Un placebo… Car, au grand jamais, il ne les guérira de l’incommensurable bêtise qui leur fait interdire l’accès aux salles de cinéma du film de Jean-Paul Lilienfeld, « La journée de la jupe » dans lequel Isabelle Adjani fait une prestation éblouissante.
La chronologie des médias est expliquée ainsi par l’un de ceux qui sont atteints le plus gravement par cette nouvelle forme de la maladie : « ce principe d’exploitation séquentielle permet à chaque support de profiter à un moment donné des recettes d’un film… C’est un principe économique : un film ne peut venir chez nous après une diffusion à la télévision… ».
Profiter, le mot est lâché !!!
Comme toujours chez les grands malades, il y a du vrai et du faux, du physique et du psychologique… Le film de Jean-Paul Lilienfeld, effectivement, est un film produit pour ARTE et il a été diffusé sur cette chaîne quelques jours avant la sortie en salle. Donc il n’est pas dans la bonne chronologie séquentielle… Mais tout principe, heureusement, comporte des exceptions. C’est ce qui fait la force du système français. Quand Jacques Fansten a réalisé « la fracture du myocarde », le film a d’abord été présenté sur une chaîne de télévision, mais il est sorti ensuite sans problème en salles où il a obtenu un joli succès. On pourrait trouver d’autres exemples dans les vingt dernières années, suffisamment rares pour rester des exceptions qui ne mettent pas en péril l’économie du cinéma… mais c’était bien avant le surgissement de cette nouvelle forme de la danse de Saint Guy…
Alors il faut le répéter avec force et insistance, la chronologie des médias ne se justifie que si, en contrepartie de la protection d’une fenêtre d’exclusivité, chaque mode de diffusion du film respecte des devoirs vis-à -vis des œuvres.
Et aujourd’hui force est de constater que les seuls à ne réclamer que des droits et à refuser tout devoir sont les exploitants. A l’exception notable des indépendants, bien sûr…
Les exploitants n’investissent plus dans la fabrication des films, (sauf dans les films qu’ils produisent), ils ne signent plus avec les distributeurs aucun contrat d’engagement… bref, ils ne respectent plus les œuvres, ils les utilisent à la seule fin de remplir leurs salles.
Quand Canal + investit 9% de ses recettes dans le cinéma français pour obtenir une protection de leur fenêtre cryptée, quand les chaînes en clair investissent, elles aussi, 3% de leurs recettes dans le cinéma en contrepartie d’une fenêtre de diffusion à 24 mois, il est légitime de se poser la question au sujet de la contrepartie que les salles devraient apporter à la super protection que la chronologie leur accorde, même si elle va être diminuée dans une très faible proportion cette année. A part racketter les distributeurs et les producteurs en leur faisant payer les bandes annonces, et racketter les spectateurs en les faisant bouffer du pop-corn, que font les salles ?
Pour parodier une formule célèbre, il est temps pour les salles de se demander non plus que fait le cinéma pour elles, mais que font-elles pour le cinéma ?
Oui, et méfions-nous que la danse de Saint Guy qui frappe le cinéma français ne devienne mortelle !
Bertrand van Effenterre
Continuez votre lecture avec
- Article suivant : La poussière, le numérique et Victor Hugo
- Article précédent : Sisyphe et le tractopelle
Commentaires (2)
Laisser un commentaire
Tout cela est très exagéré et il est peu ou pas de filière ou le point de vente préfinance le produit final et fini, cherchez des librairies qui verseraient des à valoir aux auteurs.
Si racket il y a pourquoi donc toujours sortir des films en salles ? Pourquoi ne pas sortir directement sur le marché du DVD (voir le marché US) ?
Si vous admettez que la salle est indispensable pour donner une vie artitisque et économique au film vous ne pouvez contester le droit des exploitants à avoir leur point de vue leur stratégie et leur rémunération.
Dans le cas que vous citez, Arte donne au film une identité telle (et cela n’enlève rien à la force de l’oeuvre) qu’il est compréhensible qu’un exploitant, en fonction de l’identité de sa salle s’interroge sur son public potentiel.
Jusqu’à nouvel ordre l’exploitant est artistiquement et économiquement libre de ses choix.
Le compromis est ici aussi entre la durée et la largueur de l’exclusivité et le partage du revenu. Les auteurs, c’est leur force, tiennent la clef du marché par leur capacité à créer des oeuvres demandées par tous ou au moins par une partie suffisante des débouchées.
Bonne journée.
Lucien Véran.
Heureusement, comme vous le dites, « l’exploitant est artistiquement et économiquement libre de ses choix »…
Mais là n’était pas l’origine de mon « coup de gueule » sur le film de Jean-Paul Lilienfeld.
Ce qui m’a mis en colère c’est d’apprendre que ce film, sous le prétexte qu’il n’appartenait pas à la filière classique de la production cinématographique, s’était vu refuser l’accès aux salles de certains grands circuits. Cette forme de « racisme ordinaire » de l’exploitation (vous savez, quand on refuse l’autre parce qu’il ne vous ressemble pas, qu’il n’a pas la même origine que vous, qu’il n’a pas la même couleur etc…) m’a paru choquante et stupide. Tous les films faits pour la télévision ne sont pas aptes à être diffusés dans les salles de cinéma. Celui-là semblait avoir un public.La réglementation, si elle ne veut pas se scléroser, doit permettre des exceptions. Celles-ci sont prévues dans le cadre du CNC : les films de télévision ne génèrent pas de soutien automatique pour le producteur. Et je trouve, pour ma part, que les circuits se seraient grandis s’ils avaient programmés dans leurs salles un film plutôt à contre-courant du discours convenu sur le problème de la banlieue… Mais c’est peut-être ce « politiquement incorrect » qui les gêne, allez savoir !