Être auteure de cirque en 2052, partie 5
24 octobre 2013 par Philippe Goudard - Arts du cirque
Par Philippe Goudard, administrateur cirque de la SACD en 2013…
Entretien d’anticipation (mais pas tant que ça !) avec Agathe Framery, auteure, artiste et productrice de cirque. Agathe sera parmi nous pendant 6 semaines, jusqu’au 1er novembre, le temps de livrer une vision claire et exhaustive sur les arts du cirque, leur passé, leur présent, leur avenir.
PARTIE 5 – UNE FORMATION REPENSÉE
SACD : Le paysage économique du cirque a donc évolué dans la douleur. Mais, qu’en a-t-il été pour les formations ? Pour apprendre un métier, il faut nécessairement se former.
A. F. : Je pense que les artistes doivent être rares et libres. Qu’ils ne doivent compter que sur leurs propres forces pour travailler et créer. J’ai eu la chance de pourvoir me former selon un parcours très sécurisé et véritablement riche autant en apprentissages, qu’en savoir faire, connaissances et possibilités d’expériences professionnalisantes. Mais il est très différent des cursus de formation précédents.
SACD : Jusqu’au XXe, on apprenait auprès d’un maître, en famille, n’est ce pas ? Puis virent les écoles, d’abord en URSS, puis en France. Ces modèles n’étaient-ils pas satisfaisants ?
A. F. : J’ai rencontré une amie de mon grand-père, une grande virtuose des années 1990, qui paradoxalement à la fin de sa vie était sans travail, écartée des réseaux de formation. Very frenchy ! Elle disait : quand tu es au trapèze à 10 mètres, c’est toi qui y es allée, c’est toi qui as monté ton matériel, c’est toi qui as créé ton numéro, tu ne peux pas lâcher, tu ne dois compter que sur toi et assumer ta créativité en vrai, avec tous les risques. Voilà ce que je crois pour l’art et le métier. Apprendre l’autonomie totale par une formation adaptée, qui soit utile à votre développement, et non par un formatage qui fasse de vous l’outil d’un système.
Mais pour autant, les auteurs et artistes de cirque, doivent comme tout citoyen, bénéficier du bien commun pour trouver à se former, et à terminer dignement une carrière dont la fin survient très tôt. Voilà le rôle des écoles, des universités et des états : protéger leurs créateurs en tant que réservoir de créativité. Il fallait que les secteurs public et privé aient des obligations envers les créateurs et le public. Et c’est cette efficacité des responsables en charge de la protection des artistes que l’État a du évaluer !
Entre 1990 et 2014, des études avaient montré que les artistes de cirque terminaient en majorité leur carrière très tôt et blessés, avec peu de possibilités de reclassement, d’une part, et d’autre part qu’ils vivaient beaucoup plus longtemps que la moyenne. Conclusion : les artistes de cirque vivent en moyenne beaucoup plus longtemps dans la précarité !
La réforme européenne des formations au cirque de 2024 a été vraiment utile : en instaurant les pratiques amateurs à l’école primaire et au collège, en remplaçant les cours dit « préparatoires » privés par les BAC cirque, conditionnant l’accès aux écoles professionnelles véritablement supérieures et diplômantes, parce qu’intégrées aux universités jusqu’aux masters, on a mieux formé les jeunes professionnels, en moins grand nombre, depuis un âge plus jeune, en les mettant au niveaux de leurs concurrents d’autres pays, et en sécurisant leurs parcours par des possibilités de reconversions en fin de carrière. C’était déjà une des préconisations de mon grand-père, qui datait de sa thèse de 1989, puis de son rapport pour le ministère de la culture en 2003, mais il a fallu du temps pour qu’elles soient appliquées. Elles gênaient tout un secteur, qui a retardé cette réforme.
Il était urgent que la chose publique sécurise les parcours professionnels des jeunes, en en formant le moins possible, mais le mieux possible, en les accompagnant parfaitement, de façon à augmenter leur chance d’avoir du travail ensuite et d’être créatifs dans leur manière d’exister économiquement dans un monde rénové. Au Moyen Âge, un trouvère ou un trobador, c’était celui qui invente, qui trouve. Un auteur c’est cela, celui qui invente l’avenir. Une société qui ne protège pas ses créateurs est morte. Sans avenir.
SACD : Vous voulez dire que les formations d’avant 2020 ne les y préparaient pas, qu’elles ne pensaient pas en termes prospectifs pour la carrière et la vie de ces jeunes ?
A. F. : J’ai appris pendant mes cours d’histoire de l’art, qu’autour des années 2000, on formait tellement de jeunes artistes, qu’ensuite, ils n’avaient pas de travail. Leurs formateurs, oui, et tout un système vivait de la manne des formations professionnelles qui existait alors. Et les écoles formaient des jeunes selon un modèle esthétique pré établi par les directives culturelles. L’objectif des formations s’était déplacé vers le domaine commercial : on forme des jeunes selon ses propres critères, un modèle que l’on impose, susceptibles ensuite de faire vivre d’organisme de formation et ses satellites : organismes de diffusion ou groupes experts, dont les jeunes sont dépendants. Dans le milieu anxiogène du cirque, lié à la perte précoce des compétences physiques, où hyperréactivité émotionnelle et hyper individualisme sont constitutifs du talent des créateurs, et où on est soit face à beaucoup, soit à trop peu d’argent, les occasions d’être instrumentalisé ne manquent pas ! Création et reproduction, cela ne va pas très bien ensemble, pourtant. Cela fait un peu industriel : un moule et des produits. Artiste de cirque, à 10 m de haut ou dans un saut périlleux, ou responsable de ma propre entreprise, je sais bien que ce qui compte c’est que j’assume ce que j’ai créé et inventé, seule. Les neurosciences ont d’ailleurs démontré ces compétences cognitives particulières aux gens de cirque.
Comment pouvait-on former des jeunes à faire ce qu’on leur demandait, alors que notre métier c’est d’inventer et d’assumer ensuite, librement, et d’être responsable de sa propre vie qu’on a lancée sur le tapis ? Les anciens m’ont dit que dans les écoles de cirque des années 2000, on n’était parfois même pas formé par des artistes avec une carrière, mais par des professeurs de sport ou des employés culturels. Que pouvaient ils transmettre d’une pratique, d’un métier qu’ils n’avaient jamais exercé ? Former un artiste de cirque à la dépendance alors qu’il va devoir toute sa carrière être indépendant… C’était cynique, ou complétement idiot, non ? (rires).
Ils étaient formés pour servir une certaine vision de l’art d’état ou industriel, et non pour développer leurs propres compétences, leur créativité ou leur autonomie.
C’est vrai que jusqu’au début des années 2000, les financements importants destinés aux formations incitaient n’importe qui a devenir formateur en toutes sortes de choses. Le cirque n’y a pas échappé. Les élèves servaient dès leur entrée en formation, ceux là même qui les embaucheraient dans les entreprises issues des écoles. Ils étaient souvent insuffisamment formés et en trop grand nombre, et le système de formation prospérait. Il paraît que dans certaines écoles de cirque, il y avait quatre fois plus d’employés permanents que d’élèves.
Et le suivi des formations ne s’appuyait pas sur des faits : j’ai lu des actes de colloque des années 2015, sur les formations aux arts du cirque en Europe. À une question sur l’insertion professionnelle et le devenir sanitaire des élèves, les responsables de l’époque avaient répondu : « cela ne fait pas partie de nos priorités pour l’instant» !
L’élève ne peut pas être seulement une variable d’ajustement. L’école n’est pas une entreprise avec une clientèle, qui pour assurer son activité, peut vendre un produit sans en prévenir des dangers. Sur les cigarettes du début du siècle, on écrivait « Fumer tue ». Il a fallu attendre les années 2040 pour que les dangers liés à l’exercice des arts performatifs soient obligatoirement expliqués par leurs formateurs aux jeunes qu’ils formaient. J’ai eu des cours sur cela.
Les artistes ont mis du temps avant de comprendre qu’ils ne sont pas seulement des interprètes, ouvriers spécialisés de la production, à la merci du bon vouloir des institutions ou des patrons de cirque, en attente d’emploi ou de chômage, mais des créateurs entrepreneurs, aussi libres et audacieux que leurs œuvres.
Ne manquez pas, le vendredi 1er novembre la sixième et dernière partie de l’interview d’Agathe Framery intitulée : Une révolution salutaire.
Lire la partie 1 : Des origines aux supraconducteurs
Lire la partie 2 : L’heure des grandes mutations
Lire la partie 3 : Artiste de cirque au quotidien
Lire la partie 4 : L’effondrement d’un système
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