Être auteure de cirque en 2052, partie 4
18 octobre 2013 par Philippe Goudard - Arts du cirque
Par Philippe Goudard, administrateur cirque de la SACD en 2013…
Entretien d’anticipation (mais pas tant que ça !) avec Agathe Framery, auteure, artiste et productrice de cirque. Agathe sera parmi nous pendant 6 semaines, jusqu’au 1er novembre, le temps de livrer une vision claire et exhaustive sur les arts du cirque, leur passé, leur présent, leur avenir.
PARTIE 4 – L’EFFONDREMENT D’UN SYSTÈME
SACD : Nous en étions restés la semaine dernière aux champs des possibles ouverts par le Net. Comment cette transformation s’est-elle accomplie ?
A.F. : Il faudrait prendre le temps de raconter comment s’est écroulé tout un système…
SACD : Prenez-le ! Dans la maison des auteurs, on aime les histoires !
A.F. : Bien. Nos prédécesseurs étaient arrivés à une situation de blocage. En France et en Europe. J’ai découvert l’enchaînement des faits vers cette impasse en étudiant l’art du XXe et début XXIe pendant ma formation. J’ai vraiment bénéficié de la réforme – qui date du tout début des années 2000, il y a eu de bonnes choses aussi ! – qui a mêlé les formations artistiques professionnelles et les cursus universitaires. J’ai pu étudier des tas de choses passionnantes, l’économie, l’histoire et l’anthropologie de l’art. C’est très important pour une artiste de connaître et comprendre dans quoi elle s’inscrit.
J’ai aussi bien sûr entendu ma mère me raconter son parcours. Elle avait reçu une formation à l’ancienne, où l’argent public servait plus les salariés de certains réseaux que l’avenir des jeunes artistes. D’un côté on lui parlait d’héritage culturel de la France de l’après 1940, d’exception culturelle, de démocratie, de l’autre, elle se voyait, et une majorité d’artistes, dégringoler vers la précarité, voire la pauvreté, dans la dépendance à des groupes qui contrôlaient tout le système du cirque subventionné, de la formation à la diffusion, ou à des industriels de l’entertainment. Un grand comédien de son époque avait bien résumé les choses alors en déclarant « Les artistes sont aujourd’hui le prolétariat de l’industrie culturelle ».
C’était une époque vraiment bizarre. Celle des comités de sélection, qui par faute d’argent public à distribuer, inventait des critères de qualité pour justifier l’éviction de telle ou telle œuvre. En fait, régnait une réglementation en forme de corporatisme, identique à celle de jongleurs du XVIe, où, pour pouvoir se produire à Paris par exemple, il fallait l’accord de la corporation qui, ainsi, contrôlait tout, le nombre, le marché, le style. Lorsqu’il n’y a plus eu assez d’argent en France, au lieu de dire aux créateurs : on n’a plus d’argent, on va choisir nous-mêmes en fonction de choix politiques qu’on va assumer, on se réfugiait derrière la réunion de commissions, on inventait des critères esthétiques, on diminuait ou culpabilisait les créateurs. Rien n’est plus fragile, moins sûr de soi qu’une créatrice, qu’un auteur. On doute. Les producteurs d’art industriel, les administratifs, sont plus sûrs d’eux. Ils ont le moule, ils produisent, ils administrent. Mais un auteur, un « trouveur » comme on disait au Moyen Âge, lui, doit inventer, il ne sait donc pas par avance si ce sera bon ou vendable. Si vous le faites douter, vous tuez sa créativité.
Je ne comprends pas pourquoi les artistes acceptaient cela. S’ils avaient une idée, un désir, ils passaient d’abord leur temps à faire des dossiers, entretenant un système qu’ainsi, ils nourrissaient. Et qui les exploitait, les asservissait, les broyait. Et les personnes chargées de l’examen des projets expliquaient aux auteurs comment « donner du sens à leur travail ». Comme si les artistes n’étaient pas spécialistes, pour donner du sens. Par leur vie même. Un peu comme si le directeur des affaires sanitaires expliquait au chirurgien comment opérer. Un degré kafkaïen d’absurdité était atteint, mais les jeunes artistes, formés à ce système, considéraient qu’il était impossible de s’en passer, de s’en extraire, et s’efforçaient de produire des œuvres qui y soient acceptables et selon un processus dicté par la seule nécessité de l’entretien du système.
SACD : Le système institutionnel culturel était le seul en vigueur à l’époque ?
A.F. : Pas du tout ! 80% du marché du cirque en Europe et Amériques, puis en Chine après 2020, était privé. Et dans ce système de production industriel, les grandes entreprises de cirque, de music-hall et parcs d’attractions, une autre concurrence régnait : audition, on est pris ou pas, on signe un contrat abandonnant tous ses droits de créateur, et on vous licenciait quand on trouvait un artiste moins cher qui peut faire le même numéro. Employé, utilisé, un point c’est tout.
De plus en plus de jeunes formés se retrouvaient sur le carreau. Dans le même temps, le nombre d’emplois culturels augmentait en masse en France et en Europe, dans les régions et les capitales, et celui des artistes diminuait, ainsi que leur salaire moyen.
SACD : Pourtant des aides existaient ?
A.F. : Oui. Il y avait des aides à la création, mais aussi des aides au fonctionnement, plus dangereuses, car elles masquaient les faiblesses économiques des Compagnies – une curiosité de la fin du XXe, une sorte de société artistique mais sans statut juridique – , tout en prétendant contribuer à la réduction du chômage, qui augmentait exponentiellement à l’époque, par l’emploi de personnel dit « des métiers de la culture », car l’art était dissous dans l’industrie et les politiques culturelles. Résultats, les troupes passaient 80% de leur temps à la gestion, à laquelle la plupart des membres n’étaient pas préparés, et restait 20 % pour la création. Quand l’argent public à répartir pour les artistes vint à manquer, on inventa les résidences de création : un lieu, un groupe de gestionnaires culturels recevaient une aide financière, pour offrir des « résidences » , en fait une salle et parfois le gîte et le couvert, pour créer. Les artistes s’appauvrissaient, leurs conditions de création se détérioraient, et le système, lui, prospérait.
SACD : Et le système de l’intermittence en vigueur à l’époque ?
A.F. : Il fut supprimé. L’intermittence était en France un système bizarre – la première démarche pour y prétendre était de s’inscrire au chômage tout en travaillant !- mais qui rendait service à tout un secteur économique. Vous étiez rémunéré comme interprète ou technicien dans les périodes d’inemploi, grâce à des recettes issues de la mutualisation des charges sociales des salariés et employeurs. Tout le monde jonglait avec ce système, réduisant les jours déclarés au minimum, et imposant aux bénéficiaires de travailler plus pour moins cher. Le secteur qui utilisait le plus l’intermittence était la télévision, publique…C’était alors l’usage commun et tous les producteurs en profitaient au vu et au su de tous. L’intermittence a été mise au ban sous le prétexte démagogique de la moralisation et de l’égalité devant les revenus. C’était absurde ! A la même époque, on ne demandait pas aux enseignants de s’inscrire au chômage pendant leur congés payés, on ne culpabilisait pas les médecins, dont l’exercice libéral était subventionné par le bien commun à 70 %. Mais les artistes, eux, furent stigmatisés et humiliés ! Pourtant l’art est aussi indispensable que l’éducation ou la santé. Ils ont pourtant accepté. Soumission et silence. Je n’ai pas bien compris pourquoi à cette époque, si peu d’artistes s’étaient révoltés ou avaient essayé de faire évoluer ce système. Beaucoup trop de monde devait y trouver son intérêt. Mais pas les auteurs, en tout cas, dont les œuvres, à l’arrêt brutal de ce régime et sans solution de remplacement, furent moins représentés.
SACD : Cet état d’esprit de soumission des artistes est il selon vous spécifique à la fin du XXe siècle ?
A.F. : Oui et non, car cela venait de loin, des liens entre le développement du cirque et la société industrielle et coloniale. Les artistes de cirque au XXe et début XXIe étaient encore considérés un peu comme les « sauvages », sous-hommes et femmes des peuples colonisés, exhibés naguère par Hagenbeck dans ses zoos et ses cirques, ou encore les Indiens de Buffalo Bill. Eux mêmes choisissaient parfois de se présenter comme tels, comme à la fin du XXe les « indiens des banlieues » d’Archaos, ou les « sauvages tziganes» de Zingaro. Cela entretenait une image qui rassurait le bourgeois. Mais la conséquence était une sorte de « syndrome du grand Zampano », les artistes de cirque étaient un peu tous perçus comme des monstres, des arriérés brutaux et peu éduqués.
SACD : Subventions et système social en déroute… Les artistes ont donc été mis à  mal en France au début du XXIe ?
A.F. : Et comment ! Et ça a fini par exploser. Manifestations, révoltes, le Festival d’Avignon annulé, et la grève des demandes de subvention de 2018 a tout fait s’effondrer, les intermédiaires de la diffusion y passant aussi. Ce qui n’était ni illogique, ni amoral au fond. Tout le monde coulait ensemble. Là , les politiques ont pris peur, mis l’art sous la tutelle du ministère de l’Éducation nationale français puis européen. Et ça a été la fin d’un système, qu’ont précipitée les événements. Je ne sais pas comment j’aurais agi si j’avais connu cette période, mais j’ai toujours été surprise que les artistes d’alors n’aient pas réagi plus tôt. Peut être y avait-il une sorte d’engourdissement de la pensée parce qu’ils croyaient le système immuable. Et c’est étrange, quand on est artiste de cirque, as du déséquilibre et prince de l’impermanence, de penser que tout va pouvoir rester stable! Malheureusement il a fallu attendre que la crise soit à son comble pour que les idées des innovateurs de l’époque puissent enfin être entendues. Mon grand-père disait toujours : « Cirque, risque, crise sont des anagrammes » ! C’est vrai que la mise en crise volontaire génère la création, les artistes de cirque le savent.
Ne manquez pas, le vendredi 25 octobre la cinquième partie de l’interview d’Agathe Framery intitulée : Une formation repensée
Lire la partie 1 : Des origines aux supraconducteurs
Lire la partie 2 : L’heure des grandes mutations
Lire la partie 3 : Artiste de cirque au quotidien
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