Être auteure de cirque en 2052, partie 3
11 octobre 2013 par Philippe Goudard - Arts du cirque
Par Philippe Goudard, administrateur cirque de la SACD en 2013…
Entretien d’anticipation (mais pas tant que ça !) avec Agathe Framery, auteure, artiste et productrice de cirque. Agathe sera parmi nous pendant 6 semaines, jusqu’au 1er novembre, le temps de livrer une vision claire et exhaustive sur les arts du cirque, leur passé, leur présent, leur avenir.
Partie 3 – ARTISTE DE CIRQUE AU QUOTIDIEN
SACD : La semaine dernière, vous évoquiez les bouleversements technologiques et politiques qui ont modifié en profondeur les modalités de la création et d’application du droit d’auteur au cirque depuis la fin du XXe.
Vous êtes auteure, historienne, mais aussi assez jeune pour vous être formée et avoir débuté il y a peu ! Nos lecteurs seraient sans doute curieux de connaitre votre regard sur l’évolution des formations et de l’économie de votre activité, ainsi que le quotidien d’une auteure de cirque en 2052.
Commençons par votre parcours. Comment cela a-t-il débuté pour vous ? D’où vient votre goût pour la création ?
Agathe Framery : Autant que je me souvienne, j’ai toujours voulu créer. Les frontières entre les disciplines et les métiers étaient plutôt poreuses à la maison. On se passionnait autant pour l’art vivant ou les images, que pour l’histoire de l’art, les technologies et les sciences cognitives. Mon père a très tôt opté pour la physique puis les neurosciences, mais tout en pratiquant la musique et les arts martiaux assidûment. Mes tantes exerçaient des métiers d’art : la restauration, le boire et le manger pour l’une, le chant et les percussions pour l’autre. Ma mère, est d’une des dernières générations d’artistes de cirque à avoir été formée dans le réseau institutionnel européen, à l’avoir alimenté de sa créativité, puis à avoir échoué à diffuser ses œuvres dans ce même circuit, qui l’avait pourtant formée, comme beaucoup d’autres jeunes artistes à l’époque. La génération sacrifiée d’avant la Grande crise de 2029 et les Événements qui ont suivi, où les responsables culturels avaient un parcours professionnel beaucoup plus sécurisé que les créateurs. Mais très réactive et diplômée d’université parallèlement à sa formation professionnelle d’artiste, elle s’est ensuite facilement réinvestie dans l’European Help Society.
Auprès de mes parents et de mon frère, en formation en bioengeenering technology à Shanghai, j’ai trouvé un environnement favorable et stimulant, c’est sûr ! J’y ai appris la curiosité intellectuelle, à sauter les barrières des usages établis, l’autonomie, le sens de l’adaptation, de l’improvisation et le goût du partage, de l’imaginaire, de la recherche et des arts vivants. J’y ai puisé l’envie de réaliser mes rêves et d’en vivre avec la certitude que c’est bon pour l’humanité toute entière autant que pour soi-même.
Toutes choses qui me servent chaque jour aujourd’hui dans ma vie d’auteure et de productrice.
SACD : Mais pourquoi le cirque ?
A. F. : Le cirque est l’espace de l’extraordinaire, du hors norme. Il a presque trois siècles mais aussi surtout, dans ce qui le fonde, des dizaines de milliers d’années. Il est en nous. On ne s’y soumet qu’aux lois de la balistique et de la biologie, et à des règles que l’on s’est soi-même forgées, parce qu’on les a expérimentées, comprises et incarnées. Et elles vous tiennent en éveil et en vie. Elles vous servent à créer. Être à la fois l’auteure et l’interprète m’a plu. Le cirque m’a vraiment paru correspondre harmonieusement à mes aspirations. Car j’ai une attirance pour l’effervescence corporelle, intellectuelle, esthétique, qui me comble, et un dégout profond pour la fixité institutionnelle ou personnelle, qui m’angoisse. Il est vrai que j’entendais toujours mon grand-père, agitateur du cirque au tournant du siècle, parler du cirque comme l’art du déséquilibre, de l’impermanence et du risque. C’était un artiste atypique, acrobate puis clown, auteur, chercheur, scientifique et individualiste forcené en même temps que certain de la force du collectif, comme tous les gens de cirque. Ses compétences dans des domaines très différents l’ont souvent tenu à l’écart, ce qui était courant avant la grande crise et pas étranger à ses causes, d’ailleurs. Mais il est toujours resté d’un optimisme indéfectible sur les possibilités de l’art et de l’imagination, les vertus de révolte, du partage par le spectacle vivant, et il avait, en définitive, une vraie foi en les progrès de l’esprit humain.
Il militait pour le droit d’auteur « à la française ». Il prônait la nécessaire instabilité des créateurs de cirque, en même temps qu’il se révoltait comme un éternel jeune homme contre leur précarité. Il pestait contre le peu d’imagination ou la docilité de certains de ses collègues artistes, face au pouvoir que s’étaient arrogé à son époque ce qu’il appelait « le système » (rires). Tout cela m’a forgé un certain état d’esprit, qui a trouvé un écho au cirque, où j’ai pu m’épanouir.
SACD : Mais comment vit-on du cirque aujourd’hui en 2052 ?
A. F. : Très bien et très librement (rires).
SACD : A quoi vous consacrez vous actuellement ?
A. F. : Cette semaine je participe depuis mon studio à deux shows en direct avec le Japon et l’Afrique du Sud. Puis j’ai une interview après une diffusion par téléphone sur un réseau turc, d’un extrait d’un de mes tout premiers spectacles « Close Up », une variation sur un spectacle de mon grand-père, d’ailleurs. Dans l’utilisation du téléphone dans le spectacle vivant, les Turcs ont beaucoup d’antériorité. Les applications en ont été développées au début des années 2010 par Berkun Oya, au théâtre Krek Tiyatro de l’Université de Bilgi à Istanbul. Cette université avait été construite par le roi des réseaux téléphoniques, qui avait fait fortune avec le téléphone rose en Turquie, c’est amusant. Puis il avait tout investi pour créer cette université high tech, pour ensuite la revendre aux américains… un vrai scénario de thriller économique !
Ensuite je m’occupe du transport numérique et du suivi des copies carbone des agrès de « Nano jump » à Quito en Équateur pour Qué tal ? le festival panaméricain du cirque d’innovation.
Depuis plusieurs mois, j’enseigne aussi, en présentiel à l’École supérieure des hautes études en cirque, dans la classe de Paris, et en video master class avec Kiev et Perth.
Et j’écris mon prochain spectacle, en même temps que je prépare une série de représentations à La Tohu de Montréal, une vielle salle qui garde un charme formidable.
SACD : Vos œuvres sont aussi sophistiquées technologiquement que corporellement. Quand vous entrainez vous ?
A. F. : Chaque jour ! Au cirque on dit « répéter ». On n’a pas encore inventé de machine à répéter à votre place ! (rires). Qui ne répète plus ne peut plus prétendre être artiste de cirque. La répétition est un moment de paix, de plaisir corporel et mental. Un temps indispensable d ‘équilibre et de retour à soi par la pratique. C’est essentiel. Et tellement merveilleux… Je ne m’en priverais pour rien au monde.
SACD : A qui confiez vous la gestion de vos productions ?Â
A. F. : Je travaille principalement seule, avec les systèmes de gestions intégrés. Je n’ai pas d’agent, pas de salariés fixes. Je dirige des équipes qui vont d’une cinquantaine de personnes… à moi seule. Je n’ai pas d’employés, seulement des partenaires eux mêmes entrepreneurs. On travaille et on partage les bénéfices quand il y en a.
Libre à chacun de donner de son temps et de son énergie pour valoriser le projet.
On ne peut plus comme avant les crises travailler avec des partenaires qui vendent seulement leur force de travail sans s’impliquer.
SACD : Recevez-vous des aides ?Â
A. F. : Oui, mais jamais au delà d’un certain pourcentage. J’y veille. Je tiens à rester autonome, en autofinancement. Je dois être à l’équilibre même sans elles. C’est une règle que je me suis fixée. J’ai reçu quelques aides des États Continents. J’ai aussi quelques mécènes. Et des bourses de recherche. J’en ai reçu une de la SACD. Mais l’essentiel est de diffuser ses œuvres.
SACD : Cela vous prend-il beaucoup de temps ?Â
A. F. : Surtout pas ! Vous savez notre génération a bien changé à ce sujet. Demander des aides était jusqu’aux années 30 toute une industrie. Il fallait toute sorte de personnels pour cela, qui se vendaient aux artistes sans toujours être efficaces d’ailleurs. Les budgets consacrés à la demande des aides dépassaient parfois la somme reçue. C’était tout un système avec des chargés de ceci et cela, et toutes sortes de personnes payées pour étudier les dits dossiers dans des bureaux dont le fonctionnement global dépassait le montant des aides distribuées. Moins de 30% du budget du ministère de la Culture au XXe était consacré aux « interventions »… et on expliquait aux artistes qu’il n’y avait pas d’argent pour les aides.
Mais tout cela est du passé. Ceux qui veulent participer aujourd’hui à l’éclosion d’un de mes projets savent qui je suis, ce que je fais et ce que je vaux. C’est à eux de se renseigner. S’ils veulent, ils peuvent demander à rentrer en financement avec moi et valoriser leur firme, leur institution.
C’est aux services de mécénats, de marketing de connaître l’actualité de l’art et d’anticiper. C’est aux services publics de faire leur travail, d’être connaisseurs et compétents pour faire accéder les spectateurs aux spectacles.
SACD : Vous avez une vie radicalement différente de celle des artistes de cirque qui vous ont précédée.
A.F. : Il fallait migrer dans une autre époque, un autre espace, une autre économie, une autre technologie. Inventer d’autres modalités pour notre art. D’abord en considérant que nous sommes les experts de nos métiers, parce que nous sommes celles et ceux qui ont les compétences, l’expérience et surtout un avenir dont nous devons être maîtres nous-mêmes. Pas de délégation. Inventer, créer, assumer et rendre nos réalisations pérennes par nous-mêmes. Les anciens partaient sur les routes avec toute leur vie dans une valise ou un camion et se débrouillaient seuls. C’est ça, la « cirque attitude » ! Nous l’avons fait.
Et le Net nous a permis de le faire à nouveau, mais autrement. C’était ça ou disparaître.
Ne manquez pas, le vendredi 18 octobre la quatrième partie de l’interview d’Agathe Framery intitulée : L’effondrement d’un système.
Lire la partie 1 : Des origines aux supraconducteurs
Lire la partie 2 : L’heure des grandes mutations
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